Le livre 010101 (1971-2015)

Le livre numérique gratuit comme outil de marketing

Résumé

La publication en ligne d’un livre à titre gratuit nuit-elle aux ventes de la version imprimée ou non? Un vaste débat qui débute en 1996 et n’est pas près de s’éteindre. Aussi bizarre que cela puisse paraître, des livres numériques en accès libre vont favoriser la vente de leurs homologues imprimés. La National Academy Press (NAP) est la première à prendre un tel risque, dès 1996, avec un pari gagné. La MIT Press lui emboîte le pas, avec un succès similaire. Les autres maisons d'édition hésitent à se lancer dans l'aventure, pour trois raisons: le coût excessif qu'entraîne la mise en ligne de milliers de pages, les problèmes liés au droit d'auteur, et enfin la peur d'une «concurrence» entre les versions numériques gratuites et les versions imprimées payantes, concurrence qu'ils estiment nuisible aux ventes. Une peur démentie ensuite par les expériences plus récentes menées par O’Reilly Media, les éditions de l’Éclat et bien d’autres.

«À première vue, cela paraît illogique», écrit Beth Berselli, journaliste au Washington Post, dans un article repris par Le Courrier international de novembre 1997. «Un éditeur de Washington, la National Academy Press (NAP), qui a publié sur internet 700 titres de son catalogue actuel, permettant ainsi à tout un chacun de lire gratuitement ses livres, a vu ses ventes augmenter de 17% l’année suivante. Qui a dit que personne n’achèterait la vache si on pouvait avoir le lait gratuitement?»

Une politique atypique porte donc ses fruits. Éditeur universitaire, la National Academy Press (devenue ensuite la National Academies Press) publie environ 200 titres par an, surtout des ouvrages scientifiques et techniques et des ouvrages médicaux. En 1996, l'éditeur choisit de mettre en accès libre sur le web le texte intégral de quelques centaines de livres, afin que les lecteurs puissent les «feuilleter» à l’écran, comme ils l’auraient fait dans une librairie, avant de les acheter ensuite. Cette décision vient des auteurs eux-mêmes qui, pour mieux faire connaître leurs livres, demandent que ceux-ci soient mis en ligne sur le site, avec succès, puisque les ventes augmentent pour leurs homogues imprimés. La NAP utilise l’internet comme outil de marketing face aux 50.000 ouvrages publiés chaque année aux États-Unis. Une réduction de 20% est accordée pour toute commande faite en ligne. La présence de ces livres sur le web entraîne aussi une augmentation des ventes par téléphone. Le site de la NAP propose le texte intégral d’un millier de titres en 1998.

La solution choisie par la NAP est adoptée ensuite par la MIT Press (MIT: Massachusetts Institute of Technology). À cette date, la MIT Press publie elle aussi 200 titres par an, dans divers domaines: sciences et technologies, architecture, sciences sociales, économie, sciences cognitives et informatique. Nombre de livres sont mis en ligne gratuitement sur le site, afin de marquer «un engagement à long terme pour une utilisation efficace et créative des nouvelles technologies». La MIT Press voit elle aussi les ventes de leurs homologues imprimés augmenter de manière sensible.

Ces initiatives sont saluées par d'autres maisons d'édition, qui hésitent toutefois à se lancer dans l'aventure, pour trois raisons: le coût excessif qu'entraîne la mise en ligne de milliers de pages, les problèmes liés au droit d'auteur, et enfin la peur d'une «concurrence» entre les versions numériques gratuites et les versions imprimées payantes, concurrence qu'ils estiment nuisible aux ventes, même si les expériences menées par la NAP et la MIT Press démontrent d’ores et déjà le contraire, tout au moins pour les livres scientifiques et techniques.

D’autres éditeurs leur emboîtent le pas quelques années plus tard, par exemple les éditions de l’Éclat en France et O’Reilly Media aux États-Unis.

En mars 2000, Michel Valensi, directeur des éditions de l’Éclat, tente l’expérience du lyber, un terme «construit à partir du mot latin liber qui signifie à la fois: libre, livre, enfant, vin». Il s’agit d’un livre numérique disponible gratuitement sur le web dans son intégralité, selon le principe du shareware (ou partagiciel). On peut acheter un exemplaire pour soi ou ses proches, laisser des commentaires en ligne et indiquer l’adresse du libraire le plus proche vendant le livre imprimé. Sur les 180 titres que comprend le catalogue (sciences humaines, philosophie, théologie), une vingtaine est disponible sous forme de lyber.

Lors du colloque Textualités & nouvelles technologies organisé en novembre 2001 à Montréal par la revue ec/arts, Michel Valensi relate: «La mise en ligne de textes dans leur intégralité et gratuitement sur le net n’a en rien entamé les ventes de ces mêmes textes sous forme de livre. Mieux: il est arrivé que certains ouvrages dont les ventes pouvaient stagner depuis plusieurs mois, soient parvenus à un rythme de vente supérieur et plus régulier depuis leur mise en ligne. Quelques livres dont les ventes restent faibles sont faiblement consultés. Je ne veux pas établir de relation de cause à effet entre ces phénomènes, mais je constate au moins qu’il n’y a pas de perte pour l’éditeur (...). Nos statistiques nous permettent de constater que les ouvrages les mieux vendus en librairie sont également les plus consultés en ligne. (...) Je signale que les livres dont il existe une version en ligne sont souvent des livres qui marchent très bien en librairie.»

Fondé par Tim O’Reilly en 1978, O’Reilly Media est un éditeur américain de manuels informatiques et de livres sur les technologies de pointe. O’Reilly Media propose rapidement une formule de «copyright ouvert» aux auteurs qui le souhaitent ou alors pour des projets collectifs. En 2003, il privilégie le Creative Commons Founders’ Copyright (Copyright des fondateurs de Creative Commons, censé ne durer que 14 ou 28 ans) et il offre des contrats flexibles aux auteurs souhaitant proposer une version gratuite en ligne sur le site de l’éditeur. En octobre 2005, avec l’accord de leurs auteurs, O’Reilly Media met en ligne plusieurs livres en version intégrale, de publication récente ou plus ancienne, avec une copie numérique dans la bibliothèque publique mondiale que vient de lancer l’Internet Archive.

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