Le livre 010101 (1971-2015)

Fictions numériques et multimédias

Interview de Jean-Pierre Balpe

Le premier mail-roman américain voit le jour à New York, selon le quotidien Libération du 27 février 1998. Barry Beckham souhaite diffuser son nouveau roman You Have a Friend: The Rise and Fall and Rise of the Chase Manhattan Bank, dont l’histoire débute en 1793 et se déroule sur deux siècles. L’auteur est lui-même rédacteur dans le service des relations publiques de cette banque. Moyennant un abonnement de 9,95 dollars US, les lecteurs reçoivent un épisode par courriel tous les quinze jours pendant six mois. Barry Beckham inaugure ainsi la formule du roman-feuilleton sur le web, dans la lignée de Fiodor Dostoïevski, Alexandre Dumas et Charles Dickens en d’autres temps. Sur son site, Barry Beckham raconte s’être inspiré de la démarche des feuilletonnistes du 19e siècle «pour atteindre des lecteurs à une époque [1998] où l’édition littéraire est dominée par des conglomérats obsédés par des titres ayant un fort potentiel commercial mais peu de substance intellectuelle».

Le premier mail-roman francophone est lancé en 2001 par Jean-Pierre Balpe, chercheur, écrivain et directeur du département hypermédia de l’Université Paris 8. Pendant très exactement cent jours, entre le 11 avril et le 19 juillet 2001, il diffuse quotidiennement par courriel un chapitre de Rien n’est sans dire auprès de cinq cents personnes – sa famille, ses amis, ses collègues, etc. – tout en y intégrant les commentaires de ses lecteurs. Racontée par un narrateur, l’histoire est celle de Stanislas et Zita, qui vivent une passion tragique marquée par une sombre histoire politique. Jean-Pierre Balpe relate en février 2002: «Cette idée d’un mail-roman m’est venue tout naturellement. D’une part en me demandant depuis quelque temps déjà ce qu’internet peut apporter sur le plan de la forme à la littérature (...) et d’autre part en lisant de la littérature "épistolaire" du 18e siècle, ces fameux "romans par lettres". Il suffit alors de transposer: que peut être le "roman par lettres" aujourd’hui?»

Le déroulement de ce mail-roman a-t-il correspondu à ses attentes? «Oui ET non: au départ je n'avais pas d'attente, donc OUI... De plus, si je n'avais pas d'attentes (…) je savais jusqu'où j'étais prêt à aller. Par exemple, je proposais aux lecteurs de participer au roman mais je n'ai jamais proposé qu'ils me remplacent: je voulais rester le maître (ah mais...). Ce qui m'amusait, c'était d'intégrer, dans une trame et une visée que je m'étais à peu près données, les propositions, y compris les plus farfelues, sans qu'elles paraissent comme telles et sans que je "vende mon âme au diable".

NON car j'ai quand même été un peu surpris du "classicisme" des propositions de lecteurs: on y retrouvait assez massivement les lieux communs les plus éculés (pardon pour le jeu de mot...) des feuilletons télévisés. Si je me laissais faire, nous n'étions pas loin du Loft [une émission de télé-réalité considérée comme la première du genre en France, ndlr]. D'ailleurs, significativement, parce que c'était la période de diffusion de cette émission, plusieurs lecteurs y font référence dans leurs envois et essaient de m'entraîner sur ce terrain. Autrement dit, le plus surprenant peut-être est que des lecteurs qui s'inscrivaient volontairement à une expérience "littéraire" n'avaient de cesse de regarder du côté de la non-littérature, de la banalité et du lieu commun...»

Jean-Pierre Balpe tire plusieurs conclusions de cette expérience de mail-roman: «D’abord c’est un "genre": depuis, plusieurs personnes m’ont dit lancer aussi un mail-roman. Ensuite j’ai aperçu quantité de possibilités que je n’ai pas exploitées et que je me réserve pour un éventuel travail ultérieur. La contrainte du temps est ainsi très intéressante à exploiter: le temps de l’écriture bien sûr, mais aussi celui de la lecture: ce n’est pas rien de mettre quelqu’un devant la nécessité de lire, chaque jour, une page de roman. Ce "pacte" a quelque chose de diabolique. Et enfin le renforcement de ma conviction que les technologies numériques sont une chance extraordinaire du renouvellement du littéraire.»

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