Le livre 010101 (1971-2015)

Le projet Gutenberg

Les mille premiers livres

Le 4 juillet 1971, jour de la fête nationale, Michael Hart – alors étudiant à l’Université de l’Illinois – saisit The United States Declaration of Independence (signée près de deux cents ans auparavant, le 4 juillet 1776) sur le clavier de son ordinateur – ou plus exactement sur le clavier d’un terminal du Materials Research Lab, le laboratoire informatique de son université. Il saisit ce texte en caractères majuscules, puisque les caractères minuscules n’existent pas encore.

L’eText #1 - qui deviendra plus tard l’eBook #1 - représente un fichier de 5 Ko (kilo-octets). Mais l’envoi d’un fichier de 5 Ko à la centaine de personnes que représente le réseau de l’époque aurait fait imploser celui-ci, la bande passante étant infime. Michael Hart diffuse donc un message pour indiquer où le texte est stocké - sans lien hypertexte toutefois, puisque le web ne voit le jour que vingt ans plus tard - suite à quoi le fichier est téléchargé par six personnes. Le Projet Gutenberg est né.

Michael Hart saisit ensuite The United States Bill of Rights (La Déclaration des droits des États-Unis), qui deviendra l’eBook #2, pendant qu’un volontaire saisit The United States Constitution (La Constitution des États-Unis), qui deviendra l’eBook #3. Puis ils abordent les livres du domaine public, en voyant les choses en grand, puisqu’ils débutent par la Bible – avec un fichier par chapitre - et les œuvres complètes de Shakespeare – avec un fichier par œuvre. D’autres volontaires se joignent à eux, et le travail se poursuit page après page dans les années 1980 et 1990. Comme le projet débute aux États-Unis et comme 95% des usagers de l’internet sont anglophones au début des années 1990, les livres numériques sont surtout en anglais.

Michael Hart décide aussi de stocker les textes électroniques de la manière la plus simple possible, au format ASCII, pour que ces textes puissent être lus sans problème quels que soient la machine, la plateforme et le logiciel utilisés. Au lieu d’un ensemble de pages reliées, le livre devient un texte électronique que l’on peut dérouler en continu, avec des lettres capitales pour les termes en italique, en gras et soulignés de la version imprimée.

Peu après, Michael Hart définit la mission du Projet Gutenberg: mettre gratuitement à la disposition de tous, par voie électronique, le plus grand nombre possible d’œuvres du domaine public, littéraires ou non. Il raconte plus tard, en août 1998: «Nous considérons le texte électronique comme un nouveau médium, sans véritable relation avec le papier. Le seul point commun est que nous diffusons les mêmes œuvres, mais je ne vois pas comment le papier peut concurrencer le texte électronique une fois que les gens y sont habitués, particulièrement dans les écoles.»

D’année en année, la capacité de la disquette augmente - le disque dur n’existe pas encore - si bien qu'il est possible d’envisager des fichiers de plus en plus volumineux. Parallèlement, l’internet, qui était encore embryonnaire en 1971, débute véritablement en 1974 suite à l’invention du protocole TCP/IP. Le réseau est en plein essor en 1983 et dépasse le cadre universitaire et gouvernemental. En 1989, le Projet Gutenberg met en ligne son eBook #10, The King James Bible. Suivent Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll (paru en 1865), qui devient l’eBook #11, puis Peter Pan de James M. Barrie (paru en 1904), qui devient l’eBook #16. Ces deux classiques de la littérature enfantine tiennent chacun sur une disquette de 360 Ko, qui est le standard en vigueur. Le réseau internet compte 250.000 usagers en 1990.

Arrive ensuite le web avec les premiers navigateurs grand public que sont Mosaic et le Netscape Navigator. Il devient plus facile de faire circuler les textes électroniques et de recruter des volontaires. Ceux-ci numérisent un livre par mois en 1991, deux livres par mois en 1992, quatre livres par mois en 1993 et huit livres par mois en 1994. The Complete Works of William Shakespeare devient l’eBook #100 en janvier 1994. La production continue ensuite d’augmenter, avec une moyenne de huit textes par mois en 1994, 16 textes par mois en 1995 et 32 textes par mois en 1996.

Le Projet Gutenberg s’articule désormais en trois grands secteurs (lancés fin 1993 et remplacés plus tard par une classification détaillée): (1) «Light Literature» (littérature de divertissement), qui inclut par exemple Alice’s Adventures in Wonderland, Peter Pan et Aesop’s Fables; (2) «Heavy Literature» (littérature «sérieuse»), qui inclut par exemple La Bible, les œuvres de Shakespeare et Moby Dick; (3) «Reference Literature» (littérature de référence), composée d’encyclopédies et de dictionnaires, par exemple le Roget’s Thesaurus.

Le Projet Gutenberg se veut universel, aussi bien pour les œuvres choisies que pour le public visé, le but étant de mettre la littérature à la disposition de tous, en dépassant largement le public habituel des étudiants et des enseignants. Le secteur consacré à la littérature de divertissement est destiné à amener devant l’écran un public très divers, par exemple des enfants et leurs grands-parents recherchant le texte électronique de Peter Pan après avoir vu le film Hook, ou bien la version électronique d’Alice au pays des merveilles après avoir regardé l'adaptation filmée à la télévision, ou encore l’origine d’une citation littéraire après avoir vu un épisode de Star Trek puisque pratiquement tous les épisodes de Star Trek citent des livres disponibles dans le Projet Gutenberg. L’objectif est donc que tous les publics, qu’ils soient familiers ou non avec le livre imprimé, puissent facilement retrouver des textes cités dans des conversations, des films, des musiques, ou alors lus dans d’autres livres, journaux et magazines. Les fichiers au format ASCII prenant peu de place, on peut facilement les télécharger par le biais de la ligne téléphonique via un modem. Faire une recherche textuelle dans ces fichiers est tout aussi simple puisqu’il suffit d’utiliser la fonction «recherche» présente dans n’importe quel logiciel.

Tout en continuant de numériser des livres, Michael Hart coordonne désormais le travail de dizaines puis de centaines de volontaires qui saisissent patiemment leurs livres préférés ou les livres qu’ils estiment importants pour une bibliothèque numérique. La Divina Commedia di Dante (parue en 1321) devient l’eBook #1000 en juin 1997 dans sa langue originale, en italien.

Les premiers livres disponibles en français sont six romans de Stendhal et deux romans de Jules Verne, tous mis en ligne début 1997. Les six romans de Stendhal sont L’Abbesse de Castro, Les Cenci, La Chartreuse de Parme, La Duchesse de Palliano, Le Rouge et le Noir et Vittoria Accoramboni. Les deux romans de Jules Verne sont De la terre à la lune et Le tour du monde en quatre-vingts jours.

À la même date, si aucun titre de Stendhal n’est disponible en anglais, trois romans de Jules Verne le sont déjà: From the Earth to the Moon (De la terre à la lune, mis en ligne en septembre 1993), Around the World in Eighty Days (Le tour du monde en quatre-vingts jours, mis en ligne en janvier 1994) et 20,000 Leagues Under the Seas (Vingt mille lieues sous les mers, mis en ligne en septembre 1994). Stendhal et Jules Verne sont suivis par Edmond Rostand avec Cyrano de Bergerac, mis en ligne en mars 1998, puis par Zola. Fin 1999, le Top 20 - à savoir la liste des vingt auteurs les plus téléchargés - mentionne Jules Verne à la onzième place et Émile Zola à la seizième place. Verne, Stendhal et Zola sont toujours en bonne place dans le Top 100 de 2015.

Le Projet Gutenberg inspire la création de bibliothèques numériques en Europe, par exemple le Projekt Runeberg en Suède, ABU (la bibliothèque universelle) en France et le Projekt Gutenberg-DE en Allemagne. Le Projekt Runeberg est lancé en 1992 par Lysator, un club informatique d’étudiants, en collaboration avec la Bibliothèque de l'Université de Linköping (Suède), pour produire et organiser des versions électroniques gratuites de la littérature classique nordique (scandinave). 200 œuvres sont disponibles en 1998, avec une liste de 6.000 auteurs nordiques en tant qu'outil de développement des collections. ABU (la bibliothèque universelle) est lancée en 1993 à Paris à l’initiative de l’Association des bibliophiles universels (ABU) et permet l'accès libre au texte intégral de 223 œuvres (de 76 auteurs) de la littérature classique française en 1998. Le Projekt Gutenberg-DE est lancé en 1994 dans le même esprit pour offrir des versions électroniques gratuites de la littérature classique allemande. Plusieurs dizaines d’œuvres sont disponibles en ligne en 1998, avec une page web pour les œuvres courtes et plusieurs pages – une par chapitre – pour les œuvres plus longues. Le site propose aussi une liste alphabétique d'auteurs et de titres, ainsi qu'une courte biographie et une bibliographie pour chaque auteur.

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